DE PÈLERIN À PÈLERINS… ARGENTINE

DE PÈLERIN À PÈLERINS… ARGENTINE

Accompagner les espoirs des migrants et des réfugiés et crier avec eux. Une réflexion à partir de l´expérience de Saint Ignace de Loyola.

(première publication dans  iRevista Comisión Episcopal Migrantes Argentina)

La carrière militaire de saint Ignace de Loyola s´est arrêtée à cause d´une blessure par balle, lors
de la bataille de Pampelune. Sa vie entière a été détonée par un coup de feu qui, curieusement,
au lieu de le jeter dans le vide, l´a mis sur la voie. Ignace a commencé un pèlerinage et n´a
éprouvé qu´un seul désir : suivre et servir Jésus, se remettre entre ses mains pour toujours et faire
sa volonté.

C´est Saint Ignace, un ancien soldat qui, éclairé par son amour pour Jésus, au 14ème siècle, se met au service de sa fidélité pour atteindre ceux qui sont toujours les derniers dans l´histoire. Ce n´est pas une phrase toute faite, c´est une image qu´il faut garder dans l´esprit et dans le cœur.

Ne renoncez pas à une vie digne

Nous sommes au 21e siècle et les balles se multiplient. Parce que les migrants et les réfugiés ont
aussi reçu une blessure qui les a mis de force sur la route. Ils sont tous blessés par des systèmes
politiques, économiques et sociaux qui font exploser leur vie, les imprégnant des éclats de
l´injustice, de la pauvreté, de la persécution, du racisme et de tant d´autres hontes qui brisent leurs
désirs. Surtout, ils brisent le rêve de tout être humain : vivre une vie digne dans sa patrie, dans son
lieu d´origine.

Cette blessure blesse des multitudes, expulse de force des milliers de personnes de leurs foyers et, paradoxalement, devient une force qui, comme l´a vécu Ignace, les fait avancer. Ainsi, ils entament la marche pour guérir et trouver des horizons de paix.

Ces pèlerins laissent des traces, qui portent les marques de la souffrance et de l´espoir, et qui enrichissent si souvent notre culture de leurs connaissances et de leurs expériences, liées à la nostalgie de ces lieux où ils ne retourneront pas, du moins à court terme ou peut-être jamais.

Ils se mettent en route parce qu´ils cherchent aussi la volonté de Dieu, qui passe inévitablement
par le fait de ne pas renoncer à la possibilité d´une vie digne. Ils ne se contentent pas de survivre,
ils sont certains d´avoir été invités à vivre pleinement. Ils risquent tout pour maintenir cette cause.

L´énorme défi est alors de partir en pèlerinage. Ils doivent parcourir un chemin qui, entouré d´un
paysage de dépossession et de déracinement, les contraint à un exercice constant de lâcher prise,
de laisser ce qui est à eux et leur appartient.

Joindre nos vies aux leurs

Entre cet Ignacio pèlerin et les migrants et réfugiés, nous apparaissons, des gens ordinaires, des
visages anonymes qui tentent de marcher avec eux. Nous collaborons d´une organisation
humanitaire, d´une paroisse, de la Commission épiscopale pour les migrants et les personnes
itinérantes ou d´une ONG, et nous nous associons à ce pèlerinage, nous plaçant aux côtés de tant
de frères/sœurs qui arrivent ou qui ne font que passer dans notre pays, à la recherche de cette
terre sûre où ils pourront enfin vivre en paix.

Nous partons en pèlerinage avec ceux qui ont été contraints de quitter leur lieu de vie à cause de la peur, de la faim, des persécutions, avec ceux qui portent le poids de leurs bagages et de leur histoire, mais toujours debout et animés par le rêve de satisfaire le droit à une vie digne et pleine. Et tandis que nous essayons de les accompagner, un mouvement rédempteur nous enveloppe en cours de route.

Je sens que mon pèlerinage (ma propre vie) dans cette clé ne m´assimilera jamais à une migrante,
ni à une réfugiée. D´abord, parce que je suis ici, là où je suis né, mais surtout parce que ma vie est
pleine de sécurité. Cependant, ce qui pourrait me retenir m´invite à rejoindre ce voyage de mon
histoire à la leur, et c´est ainsi qu´à chaque pas je reçois la grâce de connaître intimement ce Christ
pauvre, humble et pèlerin, qui m´enseigne, me guide, me sauve, et me fait sortir, comme Ignace,
de “ces confortables murs de château”, pour me lancer sur la route où Jésus m´attend toujours,
compatissant et souffrant.

Une expérience de Saint Ignace

La vie se déroule à travers ces pèlerins et la nôtre consiste simplement à marcher à leurs côtés. Pour essayer de partager quelque chose de cette expérience, cela m´a aidé à me connecter avec une expérience d´Ignace, lorsqu´il était pèlerin à Jérusalem. Dans son autobiographie, en racontant cet itinéraire, il raconte la scène suivante. Sur le chemin de Jérusalem, de Barcelone à Gaeta, il nous dit :

“Parmi ceux qui étaient venus dans le navire, il s´est joint à lui une mère, avec sa fille qu´elle a
amenée dans les habitudes d´un garçon, et un autre jeune homme. Ils l´ont suivi, car eux aussi
mendiaient. Lorsqu´ils arrivèrent à une maison, ils trouvèrent un grand feu, et de nombreux soldats
autour, qui leur donnèrent à manger, et leur offrirent beaucoup de vin, en les invitant, de telle
manière qu´on aurait dit qu´ils essayaient de les ‘surchauffer’.

Puis ils ont mis la mère et la fille en haut dans une chambre, et le pèlerin et le garçon dans un
étable. Mais quand minuit arriva, il entendit là-haut de grands cris, et se levant pour voir ce que
c´était, il trouva la mère et la fille […] se lamentant qu´on voulait la forcer. Il en fut si ému qu´il se
mit à crier en disant : “Est-ce à souffrir ?”; […] le jeune homme s´était déjà enfui, et tous trois
se mirent à marcher dans la nuit “ (Autobiographie, [38]).

Cette femme et son enfant peuvent incarner aujourd´hui des milliers de personnes, hommes,
femmes, enfants, personnes âgées, qui migrent, qui se déplacent à travers le monde, parfois de
manière plus ordonnée et sûre et beaucoup d´autres exposés aux dangers d´un voyage fragile.
Eux aussi, comme la femme et la jeune fille, crient aujourd´hui, pouvons-nous les entendre ?

Ignace les entendait… Et nous ? Notre société ? Notre église ? Notre gouvernement ? Les entendent-ils ? Les entendons-nous ?

Entendons-nous le cri de l´ingénieur Vénézuélien, qui sera le prochain serveur à nous servir dans
un bar ? Le cri du jeune Sénégalais, qui étend sa couverture sur le trottoir de la gare Once, dans
l´espoir de vendre quelque chose et d´envoyer de l´argent à sa mère ? Entendons-nous l´Haïtien
qui n´a plus de maison, ni ici ni là-bas, mais qui rêve de devenir infirmier à l´UBA ? La femme
Dominicaine dont le corps porte les marques de la violence mais qui est arrivée avec l´illusion de
travailler comme coiffeuse, d´acheter sa propre maison et d´amener ses filles dans un endroit sûr ?
Entendons-nous le cri de la jeune fille Russe qui est tombée amoureuse de sa camarade de
classe à l´université et qui a fui la xénophobie, la persécution et une future prison à cause de son
orientation sexuelle ?

Ignace écoutait, mais il ne restait pas immobile : “Il en fut si ému qu´il se mit à crier en disant :
“Est-ce que cela doit être souffert ?

Cette réaction d´Ignace, “le cri et la question de la souffrance”, sont deux clés avec lesquelles j´essaie de refléter ma marche avec eux.

“Il avait un tel élan qu´il s´est mis à crier”

Oui, il est clairement nécessaire de crier pour eux et avec eux. Et ce “coup de gueule”; dans
notre société commence par les reconnaître avant tout comme des personnes, sans les
étiqueter comme des étrangers, par un seul tampon valable dans le passeport de leur vie.

Ce ne sont pas seulement des migrants, ou des demandeurs d´asile, ce ne sont pas seulement
des “bolitas”, ou des “Venecos”, ou des “paraguas”; (insultes signifiant originaire de la Bolivie, du
Venezuela ou du Paraguay), ou des Afros, ou des Haïtiens, ou des Turcs, des Arabes ou des
Russes, ce sont des personnes, ce sont des frères et des sœurs, qui attendent et ont besoin (en
utilisant le langage du pape François) d´être accueillis, protégés, promus, intégrés.

En tant que chrétiens, notre voix doit résonner avec eux. Pensons au nombre de préjugés,
d´histoires et de prétendues vérités que nous entendons chaque jour. Il est important de
montrer que ce ne sont pas ceux qui viennent prendre nos emplois ou détruire nos hôpitaux, ni
ceux qui occupent “notre”; chaire à l´université publique, ni les médecins qui nous rendent méfiants
lorsqu´mils nous soignent dans un service hospitalier, ni les chauffeurs de taxi dont nous doutons
souvent qu´ils connaissent l´itinéraire ; encore moins, ils ne sont pas seulement les livreurs ou la
main-d´œuvre bon marché que nous pouvons exploiter.

Ce sont des personnes qui luttent, cherchent, risquent, rêvent. Ce sont des enfants, des
pères, des mères, des grands-mères, des amis, qui ne se résignent pas, qui nous
imprègnent de foi en ce Dieu qui marche avec eux.

Oui, il est nécessaire de crier pour eux et avec eux. Devant les instances
gouvernementales, car souvent la politique migratoire du moment l´emporte sur la loi, qui dans
notre pays reconnaît la migration comme un droit de l´homme. Car s´exprimer avec eux, dans
ce domaine, c´est bien plus que les guider dans une procédure ou leur offrir un conseil juridique.
En élevant la voix, nous les aidons à résister aux assauts de la bureaucratie migratoire, qui les
plonge dans de longs mois d´attente d´un document validant leur arrivée.

Oui, il faut crier pour eux et avec eux, également devant les organismes internationaux,
celles qui sont mandatées pour s´occuper d´eux, mais qui souvent privilégient leurs normes de
protection plus que celles de leurs protégés. Il est impératif de les exhorter, plutôt que de parler
des migrants et des réfugiés, à parler avec eux, à les regarder en face, à écouter leur
souffrance. Il s´agit de leur rappeler que l´humanité est plus urgente que des réunions dans
lesquelles ils discutent de la mobilité humaine et de ses conséquences, depuis des lieux sûrs et
intouchables, sans entrer dans le chemin des pèlerins.

Il est également nécessaire de crier pour eux et avec eux au sein de notre Église, pour qu´ils se
sentent chez eux, pour que nous les reconnaissions comme “ceux qui nous appartiennent”, pour
que nous leur offrions un espace dans les liturgies, en nous encourageant à célébrer avec eux, en
reconnaissant la richesse de leur religiosité populaire et de leur spiritualité, en souhaitant toujours
que nos communautés deviennent un espace d´accueil et un foyer, et pas seulement un lieu où ils
reçoivent des vêtements ou de la nourriture. Il est urgent d´élever nos voix, de chanter avec
eux leur espérance !

Est-ce à souffrir?

La migration devrait toujours être un choix libre, un droit de l´homme respecté. Au contraire,
elle ne devrait jamais être un acte désespéré, improvisé ou le seul moyen possible de sauver sa
vie de la faim, de la violence, de la persécution ou de la xénophobie.

En décembre de l´année dernière, à Lesbos, le pape François a rappelé aux réfugiés et aux
autorités de l´île que “nous devons nous attaquer aux causes profondes, et non aux pauvres gens
qui en paient les conséquences “et a poursuivi en disant : “pour éliminer les causes profondes,
vous ne pouvez pas simplement résoudre les urgences. Une action concertée est nécessaire.
Vous devez adopter une approche prévoyante des changements historiques. Car il n´y a pas de
réponses faciles aux problèmes complexes” (Pape François à Lesbos, 05/12/21).

S´interroger sur la douleur, s´affliger avec eux, est aussi une occasion gracieuse de nous ouvrir à
Jésus ressuscité et de recevoir la mission d´exercer son office consolateur. Et je crois que cela
signifie recevoir, comme “un ami parle à un ami”, ces questions existentielles qui réveillent leur présent : Qui suis-je, qui est ma famille, quest-ce que j´apporte à la société, au monde, à qui est utile mon éducation, est-ce que je serai accepté ?

Il est émouvant de voir comment ils recréent les réponses à ces questions essentielles. Avec une
foi inébranlable, quelle que soit la religion qu´ils professent, ils poursuivent leur voyage, en
valorisant les petites ou grandes réalisations qu´ils font : la joie de leur premier emploi, le
déménagement vers un lieu de vie plus ensoleillé et plus grand, la scolarisation de leurs enfants,
l´aide apportée à un ami pour atteindre sa destination, l´envoi d´argent à leur famille.

Autant de joies pascales si nécessaires et indispensables qu´elles n´éteignent pas la question initiale : Est-ce à souffrir ? Mais ils renforcent, sans aucun doute, le courage de continuer à marcher, à rêver, à grandir dans l´intégration locale.

Par son cri et sa question, Ignacio n´a pas seulement empêché la femme et la fille d´être forcées, il a mis son corps à leur place, il leur a offert sa compagnie inconditionnelle pour le dur chemin. Et c´est peut-être sur cette route des migrants, des réfugiés et des pèlerins que le cri et la question d´Ignace résonnent aussi en moi, et où Dieu me confirme toujours que c´est bien de cela qu´il s´agit dans cet appel : accompagner l´espérance.

Constanza Diprimo, aci